Et l’écriture dans tout ça ? Il en parle comme d’un tremplin, un espace de liberté, où l’écrivain va exprimer ce qui n’a pu être entendu. Il fait entrer dans son récit un défilé de personnages, ce qui nous permet de mieux comprendre l’impact de la parole et l’indispensable présence de l’autre pour nous construire.
Boris Cyrulnik, il n’est plus besoin de le présenter. Neuropsychiatre et écrivain renommé, il est celui par qui le mot résilience est entré dans le langage commun. Il nous en donne ici la définition : « après un traumatisme, l’être est hébété, un état confirmé par la neuro-imagerie. Le cerveau ne peut plus traiter l’information. Il est gris. Soit il reste prisonnier du traumatisme, c’est le syndrome post-traumatique, soit il se débat pour se remettre à vivre tant bien que mal ».
Ce matin, il est l’invité de l’émission « Les Cahiers de la Philosophie » sur France Culture et vient nous parler de son dernier livre. Boris Cyrulnik a étudié la médecine car c’était le souhait de sa mère, une mère déportée pendant la guerre et dont il a été séparé très jeune, une mère idéalisée. Il a donc fait médecine pour sa mère et pour notre plus grand bonheur ! Sur l’incroyable vécu, qu’il a dû taire pendant toute son enfance, s’est construit un socle sur lequel se sont posées ses études, comme un terreau d’où partent ses réflexions. Ce qu’il a fait de son histoire et sa trajectoire sont de multitudes graines d’espoir pour tout un chacun.
Il a le verbe accessible et l’émission est un enchantement. Une heure pour se plonger dans son univers mais également dans l’univers des personnages dont il parle. Il a un amour de l’autre et des mots.
Il aura fallu plusieurs décennies avant que Boris Cyrulnik ne se dévoile et nous parle de son histoire personnelle. Une histoire qu’il a dû taire pendant la guerre, car elle pouvait le mener à la mort et, après la guerre, parce qu’elle était trop incroyable pour être crédible, pour être entendue, pour être acceptée. Les adultes ne le croyaient pas… Il a fini par la taire. Mais ce qui ne peut se dire, peut s’écrire et peut-être est-ce grâce à ce mutisme obligé que nous avons la chance d’avoir Boris Cyrulnik. Un homme médiatisé. Finalement, si enfant il avait pu en parler, serait-il devenu le médecin que l’on connaît ? Aurait-il écrit des livres ? Son histoire, sur laquelle je ne peux mettre aucun qualificatif, car il serait réducteur d’ajouter quelque adjectif que ce soit, est une chance pour les lecteurs que nous sommes. Son mutisme forcé l’a amené à l’écriture pour notre plus grand bonheur. L’écriture est une manière de se reconstruire. Il est le premier à avoir mis en lumière la résilience. Une porte ouverte sur la vie quel que soit notre départ sur terre. Un immense espoir pour beaucoup !
À 6 ½ ans, il est seul au monde, n’a plus de parents, est arrêté par la gestapo et il réussit à s’évader. Par la suite, il a retrouvé tous les acteurs de son évasion, les justes comme il les nomme. Il faut un instinct de survie impressionnant pour sauver sa peau et une chance incroyable de trouver les bonnes personnes sur le chemin. C’est l’histoire d’un chaos. Un enfant qui se retrouve seul, sans famille, sans père, sans mère. Comme il le dit, le monde devient de glace, tout n’est que brouillard et ce n’est pas une métaphore. Le traumatisme met dans un état d’hébétement, l’information ne pourra pas être traitée par le cerveau. Ce qui va permettre la mise en route de la vie, la reconstruction, c’est la chaleur affective, ce sont les autres, c’est l’attachement aux autres. La rencontre avec l’autre, c’est le soleil qui rentre pour réchauffer l’être et je dirai réchauffer l’âme.
À travers son récit, on comprend combien les mots nous structurent, nous façonnent. Quand la mère n’est plus là, quand la chaleur n’est plus là, la résilience se fera si l’enfant rencontre sur son chemin des personnes capables de remettre en route le soleil qui réchauffe et qui permet de sortir du brouillard. Je dirais qu’une forme d’alchimie doit opérer. Parfois la glace n’a pas pu fondre. Il nous donne l’exemple de Jean Genet qui n’a jamais pu intégrer sa famille d’accueil alors que sa sœur de lait parlait de cette famille d’accueil comme ses parents. Elle a pu faire cette résilience. Même si elle a eu une histoire différente de celle qu’elle aurait eu avec ses parents biologiques, son histoire est heureuse et intégrée. Pour Jean Genet qui ne s’est jamais laissé approcher, la planche de salut a été « les mots » dans lesquels il s’est réfugié. Il deviendra écrivain poète. Il ne saura jamais aimer, ni se laisser aimer. Le plus difficile étant de trouver le facteur qui va mettre en mouvement le nouveau développement. En effet, les facteurs peuvent être biologiques, neurologiques, psychologiques, et socio-culturels. D’où l’intérêt de travailler de manière multi-disciplinaires lorsqu’il s’agit d’accompagner les personnes traumatisées. Car la résilience n’est pas une affaire de volonté mais plutôt une affaire de facteurs, de multiples facteurs qui vont s’activer, ou pas, par la rencontre avec l’autre.
« Nous sommes biologiquement un carrefour de pressions écologiques, et psychologiquement un carrefour de récits » Boris Cyrulnik
Pourquoi certains y parviennent et d’autres pas ? Boris Cyrulnik parle de désert affectif déjà dans le ventre de la mère qui ne veut pas de cet enfant mais est-ce suffisant ? D’autres facteurs entreraient-ils en ligne de compte ? Pouvons-nous tout expliquer à travers le vécu. Arrivons-nous déjà avec des tendances, des prédispositions ? Ce qui est fabuleux c’est que, quelque soit l’angle d’approche, chacun pourra tout expliquer en fonction de ses connaissances, voire de ses croyances. C’est porte ouverte à des dialogues infinis.
Comme nous le propose Boris Cyrulnik ! Finalement notre histoire ne nous appartient que très peu et elle va être construite à travers le regard de l’autre. Il parle de sculpture.
Il a une approche très intéressante en énonçant que notre histoire ne nous appartient pas et qu’elle est façonnée par l’autre. Elle s’énonce différemment en fonction des réactions de l’interlocuteur, de ses hochements de tête, de ses mimiques, de ses sourires, de ses grimaces. Le narrateur va transformer sa propre histoire en fonction de son interlocuteur. Il conclut ainsi :
« Ma mémoire autobiographique n’est remplie que de ce que vous y mettez ».
C’est dire si nous sommes en lien les uns avec les autres ! Les autres nous façonnent et nous façonnons les autres ! Et si nous continuons sur cette lancée, les mimiques, les gestes, mais aussi la voix vont avoir un impact. Une voix, ce sont des sons, des vibrations, une énergie vibratoire qui va toucher le corps et, de ce fait, les cellules. Comme une musique, finalement, à laquelle nous sommes plus ou moins réceptifs. Cette musique des mots va toucher l’interlocuteur, dans son corps en provoquant des réactions physiques, émotionnelles, sensorielles. La vibration des mots, mais aussi le choix des mots auront un impact sur le corps. Il n’est nul besoin d’expérience scientifique pour avoir vécu cette expérience sensorielle, à savoir se sentir à l’aise ou agressé par une voix ou par le choix de mots. C’est une énergie qui va modifier l’énergie de notre corps. Les mots vont être indispensables pour la stimulation de certaines parties du cerveau.
Il nous rappelle que les recherches du Professeur italien Giacomo Rizzolatti (Pr. de Neuro-Imagerie) ont démontré que le cerveau d’un mammifère se met en action lorsqu’un autre cerveau de mammifère entre dans la pièce. Un cerveau seul ne fonctionne pas. Il faudra étudier de plus près de quelle partie du cerveau il parle ! Car nous savons tous combien, il serait bon parfois de faire taire notre cerveau lorsque, nous nous sentons bien impuissants face à la déferlante de pensées parasites…. Ceci étant un autre sujet à aborder à une autre occasion.
Notre cerveau s’active par la parole. C’est actuellement démontré grâce à l’imagerie. Le cerveau va activer certaines régions et sécréter de l’énergie. Ce sera rouge, orange sur les images. La parole est donc vitale !
« C’est le quotidien qui nous sculpte, dans le ventre des femmes, dans le bras des femmes, dans l’intervention de l’autre à aimer » Boris Cyrulnik
Nous sommes sculptés, nous nous laissons sculpter, nous sculptons, nous sommes donc tous des artistes, des créateurs. Construire son propre soleil sous-entend prendre la responsabilité de son bonheur, sans pour autant se culpabiliser face aux barrières difficiles à franchir. Certains n’y arriveront pas, les rivages de l’ère glaciaire dans lesquels ils se trouvent les auront figés sur place. Ils sont eux-mêmes transformés en sculpture de glace. La glace ! Seul la chaleur, l’amour peuvent la faire fondre, encore faut-il avoir assez de confiance en l’autre, pour se laisser approcher. Il faut une brèche par où laisser entrer la confiance. Une trop grande souffrance ne permettra pas à la brèche de se créer et ensuite de s’ouvrir. L’amour ne passera pas. La souffrance doit pouvoir se métamorphoser pour pouvoir vivre. Nous ne sommes pas la résultante d’un seul évènement. S’appuyer sur cette thèse ne permet pas de s’en sortir car il est bon de voir le côté multifactoriel. C’est cette approche, plus vaste, qui va donner une clef, une porte pour aller vers la reconstruction. Chaque rencontre avec l’autre, et donc avec soi, nous transforme et nous permet d’accéder à un plus grand équilibre, à une conscience de soi, à une acceptation de soi-même, de son physique, de son psychisme et de son émanation énergétique.
L’acceptation de notre histoire personnelle, son intégration totale peut alors être perçue comme un terreau exceptionnel. Le terreau qui a conduit à l’être que nous sommes aujourd’hui, construit par toutes nos rencontres. C’est l’ouverture vers une multitude de possibles. Puisque tout peut être façonné, puisque nous sommes les artistes de nos vies, se dégager des affres et des tourments du passé, c’est aussi se donner une chance de reprendre une autre direction. Une nouvelle voie, avec de nouvelles histoires à raconter et une autre voix pour les dire. C’est se donner la chance de sortir des répétitions et des croyances. La résilience, c’est savoir qu’un enfant maltraité ne deviendra pas automatiquement un adulte maltraitant.
Je vous ai parlé d’une infime partie de l’émission tant elle est riche et passionnante. Boris Cyrulnik parle très peu de lui finalement, pour laisser la place aux autres, à tous les personnages fascinants qui jalonnent l’histoire et qui automatiquement nous transforment.
Je vous écoute, je vous parle, nous nous parlons, et je suis, nous sommes transformés les uns les autres, les uns par les autres. Prendre le temps d’écouter Boris Cyrulnik, c’est vous faire un cadeau… Celui de vous laisser façonner par une belle voix du moment.
Je vous souhaite un immense plaisir et me réjouis de vous retrouver dans quinze jours. Une surprise vous attend. C’est la rentrée littéraire, très modestement c’est aussi la rentrée pour nous.
© Alice Duruz - 2019
Source :
Dr Boris Cyrulnik (Neuropsychiatre – écrivain)
« La nuit, j’écrirai des soleils » Ed. Odile Jacob
Émission « les cahiers de la philosophie » du 24 juin 2019 animée par Adèle Van Reeth
France Culture